le manejo
Jean-Marie Raymond était l'invité des Jeudis du Cercle le 4 Octobre dernier. Ganadero établi en Andalousie, il porte avec passion le fer Virgen Maria et a traité du manejo au cours d'une intervention enlevée, riche de détails et d'anecdotes, pour le plus grand plaisir d'un l'auditoire particulièrement nombreux en ce début du Cycle Culturel "BRAVE".
Nous publions ici le résumé de son intervention.
LE MANEJO
Par Jean-Marie RAYMOND
Introduction
Le toro bravo est le protagoniste le plus important de la corrida, celui qui suscite les passions les plus intenses et les sentiments les plus forts : admiration et peur se côtoient dans les yeux des aficionados face à cet animal puissant, cette montagne de muscles saillants surmontée d’une paire de cornes impressionnantes et toujours prêtes à foudroyer celui qui se montrerait trop audacieux. Lorsqu’il meure dans l’arène avec bravoure, il réveille « un chœur d’applaudissements » formé sans doute de toutes les créatures du campo vivantes et disparues.
Quant à l’éleveur il n’est que le dépositaire de ce chœur. C’est peu et c’est beaucoup. Qu’une nature aussi artiste mette entre nos mains son devenir est lourd de responsabilités. Par quelle alchimie atteindre à ce toro idéal dont la perfection se situe à la fois dans l’avenir et le passé ?
Deux supports servent de base, et des éléments incontournables à l’approche de ce Graal : L’alimentation et Le Manejo.
Le manejo qui intervient quotidiennement dans l’élevage par la relation entretenue entre l’éleveur et l’animal. Le manejo n’est pas uniquement déplacer le bétail mais c’est surtout l’observer, le connaitre, intégrer ses réactions, prévoir son comportement. Par les travaux du campo, il nous faut réaliser, le temps aidant, un difficile dosage entre la bravoure, la race et la caste. Il faut parvenir à ce point presque parfait où la promptitude du toro à la charge se marie avec la fixité de sa tête dans le cheval et la muleta.
Notre approche du toro va évoluer en fonction de notre travail mais surtout en adéquation avec le territoire occupé par l’animal à cet instant, sachant que le comportement territorial est la base d’autres comportements fondamentaux comme social, hiérarchique, sexuel, alimentaire.
On peut considérer qu’il existe deux types de territoire :
- le territoire local qui représente tout l’espace sur lequel il peut se déplacer,
- le territoire personnel ou zone sûre qui est uniquement l’aspect réduit qui varie avec les déplacements de l’animal.
Ce second territoire acquiert une grande importance; et on peut le dédoubler en trois composants : espace physique, espace social et la distance de fuite.
- Espace physique : celui dont l’animal a besoin pour se déplacer,
- Espace social : celui de l’interaction avec ses congénères,
- Distance de fuite : nécessaire pour fuir ses ennemis potentiels.
Dans notre ganaderia l’ensemble des déplacements, hors la distribution de pienso ou de foin s’opère à cheval et les paroles sont brèves dans le campo parce que les actions nécessitent une fébrilité muette et attentive.
Naissance
En Andalousie, les sementales couvrent généralement les vaches entre le 1er Janvier et la St Jean. De ce fait, les naissances s’échelonnent jusqu’au début mai, vers les dates de la feria de Seville. Cela permet d’offrir aux mères qui allaitent une alimentation par un campo vert et riche en herbe sous une température clémente.
Lorsqu’elle se sent près de mettre bas, la mère cherche un endroit protégé.
Elle se couche en général pour mettre au monde mais si un vaquero, involontairement s’approche, elle se relève et poursuit l’opération debout en se tournant vers le soleil. Elle nettoie le nouveau-né et fait en sorte qu’il s’endorme dans un lieu bien caché non visible par un regard étranger. A nous de faire preuve d’astuces pour trouver où il est afin de pouvoir le marquer à l’oreille, mais la vache, dès qu’elle nous voit approcher, nous entraine sur des fausses pistes. Le vaquero imite le mugissement du veau, la vache répond croyant qu’il est en danger et nous informe du lieu…
Destete (sevrage)
On va chercher le lot de vaches mères avec leur progéniture depuis leur enclos et nous les regroupons au pas vers un lieu spacieux mais adapté. C’est une belle opération de campo relativement dangereuse qui implique professionnalisme et confiance entre les intervenants. Dans l’enclos un cavalier sépare les vaches; un autre coupe le veau de sa mère et un troisième se place prés de la porte pour ne laisser sortir celle-ci que lorsqu’elle vient seule. La vache fuit vers la sortie mais dés qu’elle s’aperçoit qu’elle n’a plus son rejeton, elle essaye de revenir mais elle en est empêchée par un vaquero. Tout cela se passe dans une confuse mêlée de bêtes et sur quelques mètres.
Les Cabestros
Le déplacement des vaches et toros ne peut être possible qu’avec l’aide des cabestros; leur présence s’explique par l’instinct grégaire des animaux braves.
Le toro obéit au cabestro qui est le seul animal dressé et les informations passent de mère à fille, le male conservé étant pour une utilisation de reproducteur. Les cabestros sont, selon la coutume, la propriété du mayoral. Le respect du toro pour le cabestro permet d’exploiter cet instinct pour le transfert des bêtes.
Déparasitage, marquage, sanitaire, blessure, muesco
Deux fois par an, sous le contrôle de notre vétérinaire et de la OCA, l’élevage passe dans sa globalité au déparasitage et vaccination contre la tuberculose, la brucellose et autre. Cela permet une vérification de la tenue du ganado, de son état, et de se rappeler avec l’aide de l’ordinateur la traçabilité de chaque animal, son comportement au campo et ses qualités reproductrices. Pour cette opération les animaux passent dans un couloir et subissent prises de sang, aspersion de produits protecteurs sur la colonne vertébrale et vaccin par injection.
Le marquage des añejos s’opère une fois par an en présence du vétérinaire de la Union des Criadores de Toros de Lidia, association dont nous faisons partie et qui détient le livre généalogique. Nous sommes également parfois l’objet de contrôles inopinés par les services vétérinaires de Madrid.
Tentadero, sélection femelles – males
Les critères de sélection du toro sont avant tout conditionnés par le goût du public ; même si le ganadero essaye d’insérer sa vision du toro. Il doit se soumettre aux désirs des spectateurs qui n’ont cessé d’évoluer depuis la création de ce spectacle. Autrefois les toros âgés de 5 à 7 ans étaient recommandés ; ces animaux présentaient l’avantage de prendre du poids naturellement mais ne favorisaient l’ensemble du spectacle puisque, massifs et impressionnants, ils n’apparaissaient adaptés qu’à la pique et se révélaient incapables de subir plus de dix passes de muleta.
De nos jours la faena est devenue le point culminant de la corrida, l’instant où s’exprime réellement le matador, faisant vibrer un public toujours plus avide de sensations. Ainsi les qualités exigées aujourd’hui sont basées sur la charge franche, le dynamisme et le pouvoir de combattre bravement.
Ce qui est l’apanage de toros plus jeunes qui présentent un poids plus léger et qui peut être compensé par un engraissement intensif dont le défaut peut être une perte de mobilité
L’exposition de ces paramètres fournit l’équation que doit réaliser le ganadero à partir des tientas où il va opérer un choix dont il ne connaitra le résultat au mieux que deux ans plus tard et en fonction du semental affecté à la vache choisie
Mis à part lors du tentadero, les vecteurs incontournables permettant d’apprécier l’aspect brave de l’animal, à savoir : cheval, moteur, noblesse, comportement global, allure. Il est nécessaire de prendre en compte des paramètres plus particuliers qui ont un fondement physiologique mais qui déclineront la qualité de l’élevage sur le long terme et entraineront le développement musculaire et ipso facto la personnalité physique du toro lors de son combat
Lorsque le toro pénètre en courant dans une arène, le spectateur est tout d’abord frappé par l’impression de puissance qui se dégage de cette masse de muscles
C’est grâce à la résistance musculaire, acquise au cours des quatre années d’élevage qu’il pourra affronter et résister aux assauts successifs qu’il subit lors du combat
Le bovin détient trois types de fibres :
- Type 1 rouges oxydatives pour contraction lente bonne résistance à la fatigue. Cette fibre intervient dans la faena qui nécessite des efforts plus lents et plus longs qui orientent le muscle vers un métabolisme oxydatif aboutissant à l’épuisement final.
- Type 2 rouges oxydoglycolytique qui se caractérisent par une contraction rapide avec une moins bonne résistance à la fatigue avec forte concentration en glycogène. Fibres utilisées durant la pique où l’animal fournit des efforts violents et vifs consommant beaucoup de glycogènes.
- Type 2 blanches glycolytiques qui permettent une contraction rapide avec une faible résistance à la fatigue. Ces fibres interviennent dans les muscles de locomotion et lors de récupération et de recherche d’un second souffle comme lors du tercio de banderilles malgré les pertes hémorragiques importantes.
Chaque animal possède au départ des qualités plus ou moins grandes qu’il peut développer avec l’entrainement.
Alimentation
Si l’alimentation n’est pas partie prenante du manejo, on ne peut oublier ce paramètre. Dans les 12 premiers mois tout retard de croissance est définitif, une insuffisance de lait pénalise le développement de fibres lentes, un bon allaitement dans les premiers mois favorise le développement des fibres rapides.
Après 12 mois le niveau alimentaire se réduit, les animaux se déplacent, la croissance compensatrice fait son effet en utilisant le cycle de pousse de l’herbe en évitant les seuils de carence en minéraux oligo-éléments. Cette opération dure jusque vers trois ans.
Vers trois ans s’opère une transformation morphologique avec une répartition différente de masses musculaires. Seules des régions cervicales thoraciques se développent, notamment de façon très importante. Il est nécessaire à partir de trois ans de privilégier la croissance régulière et de supprimer toute croissance compensatrice par un développement de fibres rapides, d’accumulation de graisse sous cutanée.
De la troisième à la quatrième année, on ajoute du foin et des aliments enrichis en minéraux, vitamines et oligo-éléments, le fameux pienso.
Les cornes
Un autre critère anatomique concerne bien sûr les cornes dont la présence contribue au caractère dangereux et impressionnant de la corrida. Les cornes doivent mesurer de 37 à 53 cm de berceau pour 50 à 70 cm de longueur. Comme vous le savez elle sont parfois protégées par des fundas. Cette opération de pose et dépose s’opère dans une caisse dénommée muesco qui sert également pour les soins et facilite l’intervention du vétérinaire lorsque cela est nécessaire. Cette cage évite aux animaux un stress excessif.
Le toro apprécie la présence et la distance à l’aide des cornes
Les autres sens
La vision du toro de combat est semblable à celle des autres bovins, l’acuité visuelle est faible et environ 70% sont touchés par la myopie. Le toro possède toutefois une vision lointaine assez précise. Ce facteur est d’importance dans l’arène pour le torero qui doit rapidement trouver le sitio où le toro est le plus à même pour répondre à sa demande.
Comme vous le savez le déclenchement de la charge est en fait dû à la stimulation du mouvement et non à la couleur. L’ouïe du toro est bonne et considérée du même niveau que celle de l’homme.
L’odorat est très développé et joue un rôle important dans la communication (le sang du toro lidié est enlevé dans l’arène avant arrivée du toro suivant).
La vie quotidienne du toro bravo
Le Toro est destiné à livrer un combat face au torero. La beauté et la réussite du spectacle passe par une spontanéité de l’animal qui est altérée par toute confrontation préalable avec l’homme. Plus exactement, il faut éviter toutes les situations comparables à celles que le Toro subira au sein de l’arène, et toutes les manipulations des animaux au cours de l’élevage nécessiteront donc une technique adaptée.
Outre les pratiques précoces de marquage et les soins vétérinaires, les toros vivent en liberté au sein de grands espaces, le plus souvent sous forme de troupeaux puisqu’ils manifestent spontanément un esprit grégaire.
Les males sont évidemment toujours séparés des femelles sauf dans le cas du semental durant la période de reproduction. Le contrôle des déplacements est difficile dans la mesure où le Toro est un animal méfiant qui fuit toute situation inconnue ou plus particulièrement l’isolement loin de ses congénères.
Le rôle des cabestros est donc essentiel puisque par leur intermédiaire sont facilités l’isolement de toro ou les manipulations du troupeau entier. En effet, le toro encerclé par ces boeufs munis de bruyantes cloches se sent rassuré et suit le mouvement général sans appréhension. Le troupeau est déplacé lorsque la prairie sur laquelle il se trouve ne fournit plus une quantité de pâture suffisante.
Les moyens de communication entre les animaux sont limités, l’échange d’informations s’appuyant en fait sur la posture visuelle souvent caractéristique, les vocalisations et les odeurs.
L’organisation du groupe s’appuie sur un équilibre précaire entre le désir de rester avec ses congénères mais aussi celui de conserver un espace personnel dont la violation engendrera inévitablement des conflits. La hiérarchie s’établit spontanément elle est essentiellement basée sur des critères physiques : poids taille mais aussi sur des facteurs plus variés : état hormonal ancienneté dans le groupe la race etc. Cette organisation est nécessaire puisque ces animaux grégaires effectuent l’ensemble de leurs activités (prises d’aliments ruminations, repos, déplacement) au même moment.
En conclusion, pour comprendre l’attirance que peut susciter la tauromachie spectacle, a priori cruelle, il ne faut pas l’isoler de son contexte mais l’envisager dans le cadre d’une culture, d’une ambiance où la passion prédomine. Passion des lumières, passions des odeurs, passion de la musique pendant laquelle les arènes se remplissent lentement dans l’attente du spectacle. Passion des hommes, torero ou éleveur, tous très dignes qui observent d’un œil aguerri un environnement qui constitue leur raison de vivre.
Passion enfin pour un animal singulier et impressionnant, le toro brave qui se livre avec noblesse et courage dans un combat mortel pour lequel il a été sélectionné.
Le spectacle Taurin peut assurément apparaître inutile et incompréhensible.
Il vise seulement à mettre en valeur l’ampleur du travail réalisé en amont par des hommes dont la motivation repose certes sur l’amour de la corrida mais avant tout sur l’amour du toro.
Jean-Marie Raymond
Octobre 2018